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Georges Perec - Espèces d'espaces - Projet de roman

Georges Perec

l'immeuble

Projet de roman

J'imagine un immeuble parisien dont la façade a été enlevée - une sorte d'équivalent du toit soulevé dans « Le Diable boiteux » ou de la scène de jeu de go représentée dans le Gengi monogatori emaki - de telle sorte que, du rez-de-chaussée aux mansardes, toutes les pièces qui se trouvent en façade soient instantanément et simultanément visibles.

Le roman - dont le titre est La vie, mode d'emploi - se borne (si j'ose employer ce verbe pour un projet dont le développement final aura quelque chose comme quatre cents pages) à décrire les pièces ainsi dévoilées et les activités qui s'y déroulent, le tout selon des processus formels dans le détail desquels il ne me semble pas nécessaire d'entrer ici, mais dont les seuls énoncés me semblent avoir quelque chose d'alléchant : polygraphie du cavalier (adaptée, qui plus est, à un échiquier de 10 X 10), pseudo-quenine d'ordre 10, bi-carré latin orthogonal d'ordre 10 (celui dont Euler conjectura la non-existence, mais qui fut démontré en 1960 par Bose, Parker et Shrikhande).

Les sources de ce projet sont multiples. L'une d'entre elles est un dessin de Saül Steinberg, paru dans The Art of Living (Londres, Hamish Hamilton, 1952) qui représente un meublé (on sait que c'est un meublé parce qu'à côté de la porte d'entrée il y a un écriteau portant l'inscription No Vacancy) dont une partie de la façade a été enlevée, laissant voir l'intérieur de quelque vingt-trois pièces (je dis quelque, parce qu'il y a aussi quelques échappées sur les pièces de derrière) : Le seul inventaire - et encore il ne saurait être exhaustif - des éléments de mobilier et des actions représentées a quelque chose de proprement vertigineux ...

extrait de "Espèces d'espaces", galilée, 1974.